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Concours Nouvelle Lire Magazine

Thème du concours: A partir de l'incipit " Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles", poursuivre le récit.



 

Sous une nuée de pierres se joue un concert

 

Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Ce vendredi 11 décembre 1987, mon Bateau origami vogue dans une rigole au pied de la mosquée. Depuis plusieurs semaines, sous des pluies diluviennes, un déluge de pierres frappe notre terre d'exil. L’Intifada, plus qu’une secousse, résonne comme un séisme creusant la faille entre nous et les autres. 

La libération soudaine d’une énergie puissante, colère et rage accumulées, allait plonger nos existences dans un brouillard funeste.

 

Au début du soulèvement, quand le monde entier pense qu’il s’agit d’une riposte de quelques jours, nous participons tous à la révolte, nous les enfants, les anciens, nos frères, nos cousins, nos mères, nos sœurs et bien sûr nos pères. Nous suivions les grands sur la colline qui borde le village où s’érige des talus de pierrailles. Armés de nos munitions et de nos frondes bricolées, encouragés par les huées de la foule, nous tenons les soldats à distance. L’Insouciance, comme un jeu d’enfants. Ces jets de pierre, au fil des semaines, se révèlent comme le signe annonciateur d’une guerre civile.

Nommée Intifada, elle se répand, serpente dans les rues du cœur de la ville, sur chaque place, dans chaque maison. Les tireurs occupent les toits terrasses, les chars défoncent le bitume, et dans les rues étroites emboutissent nos façades. Des voitures brûlent, explosent. Les terrasses des cafés se vident, les anciens ne sont plus dehors à bavarder. Les gens s’enfuient, courent et brusquement s’arrêtent sous un proche, le temps que les tirs cessent, puis repartent le pas alerte.

 

Rien n’est plus comme avant.

L’air est saturé de l’odeur de brûlé, des voitures, des pneus. Les poubelles éventrées. Mon école fermée, je ne vois plus mes copains. Interdiction de s’éloigner du quartier. Notre insouciance, notre vitalité se muent, à bas bruit, en terreur, terreur infiltrée dans nos ventres creusés par la faim, terreur reléguant chacun entre ses murs, seul face à son destin.

Mon terrain de jeux s’est rétréci, délimité par notre pas de porte. « Tu ne bouges pas de là. 13 ans, t’es pas en âge de te battre. Compris !». J’obéis, intimidé par la gravité de la voix de ma mère, auparavant si douce et toujours teintée de réconfort. La peur m’habite en permanence. Dès le réveil, mon ouïe fine enregistre tous les bruits d‘une guerre si proche. Les mains sur mes oreilles, les yeux fermés je reste assis sur mon lit, pétrifié. Ma mère s’agrippe à mes avant-bras pour me faire lâcher prise. «Viens mon habibi. C’est fini.». Sa voix tendre m’apaise un court moment jusqu’aux prochaines déflagrations. Je la suis le temps du petit déjeuner.

La journée, je trouve refuge dans ma chambre que je partage avec Faudel, mon frère aîné. Recroquevillé, assis par terre, calé contre mon lit, j’écoute. Les affrontements percutent mes oreilles en une symphonie macabre et sans répit. Des frissons me parcourent, ma respiration s’embrouille. Je suis affolé par ce corps que je ne reconnais plus. Pour conjurer ma peur, je tente de me servir de tous ces sons pour exercer mon ouïe. Reconnaitre chacun d’entre eux: cocktails Molotov, tirs isolés, nuée de pierres. Je me concentre pour attraper les vibrations les plus éloignées: le brouhaha d’une émeute, d’une manifestation, les slogans jetés en pâture au ciel sidéré, le vrombissement des chars, des explosions, des tirs isolés, les sirènes pompiers, police, ambulance, chacun la sienne.

Je la prie loin cette guerre mais elle me frôle, parfois de très près, jusque sous les fenêtres de ma chambre. Les rideaux tirés, les doigts agrippés à ce tissu rêche, tapi dans l’angle je tends l’oreille. Terrifié, je discerne les souffles, les spasmes des combattants, leurs cris. Un seul se relève.

 

Rien n’est plus comme avant.

Père et Mère ont changé. Le père part au travail chaque matin, de l'autre côté du mur. Sa mine taciturne, a fait place à un air déterminé. La rage au ventre, le dos redressé, il s’apprête à anéantir l’arrogance du soldat, au cheik point. Il plante son regard sombre dans les yeux de son adversaire jusqu’à ce que ses pupilles décrochent. Il conclut par un sourire insolent, le pas ferme, la tête haute. A la maison, dans un silence figé, Père scrute les nuées de ses cigarettes précieuses, trafiquées, marchandées, troquées dans les tunnels de contrebande. Il jette un regard furtif sur les vitres, attentif à la pluie qui picote la tôle de notre toit bricolé. Le dimanche, sa voix résonne au sein du cercle des voisins qui s’improvise en milice de combat ou de protection, selon la tournure des évènements. Les anciens s’indignent, s’enflamment, invoquent le passé pour imaginer le futur. Mère semble, elle aussi, ranimée par ce soulèvement. Elle s’active pour organiser la solidarité du quartier La maison s’enivre d’une ardeur retrouvée.

 

Contraints à rester cloîtrés dans la maison, mon frère et moi cherchons à conjurer l’ennui. Une torpeur s’est infiltrée dans nos corps, assagis par l’attente. La télévision souffre aussi du climat, ânonne quelques sons distordus. Peuple retranché, les journaux jaunis et humides sont

notre seul lien d’attache avec le reste du monde. Nous sommes de connivence pour préserver ces feuillets, témoins de notre conviction, qu’au-delà de notre ligne de démarcation, s’ouvrent des horizons d’une autre couleur. Faudel déplie délicatement les pages. Il interroge Père d'un regard insistant.

-  Qu'as-tu à me regarder comme ça ? Qu'est-ce que tu veux? Bougonne-t-il.

-  Je peux le prendre ce journal ?

-  Qu'est-ce que tu vas en faire ? Hein. Des cocottes en papier ?

-  J’sais pas, juste le garder.

D’un hochement de tête, les sourcils accentués, Père le congédie.

Faudel m'attrape par la manche, me tire jusque dans la cour, transformée en cratères de boue. La pluie tombe toujours mais semble se lasser. Elle aussi pense à s'exiler sous un autre ciel. Serrés l’un contre l‘autre, assis sous l’avant toit, nous examinons avec circonspection ce Daily news, sali par la poussière. Mon frère fragmente les pages, déplie, déchire, replie et un bateau de papier jaillit de ses mains. « Tiens c’est pour toi. Essaie.». A mon tour, j’en fabrique un. D’une joie enfantine je le contemple comme une étoile précieuse, tombée du ciel.

En fin d’après-midi nous nous éloignons de notre pas de porte. Nous profitons tous de la trêve du vendredi, après la prière du soir, pour se retrouver sur la place, amis, voisins. C’est l’occasion de se donner des nouvelles, de l’espoir et du courage.

«Yannis il ne pleut plus. Tu viens? Allez magne, qu’est-ce que tu fous?».

« Attends je prends mon violon».

Je ne m’en sépare jamais. Il y a quatre ans j’ai trouvé dans un amas d'ordures un violon abîmé, doté d’une seule corde. Je l'ai ramené comme un trophée et j’ai fabriqué un système d’attache pour le porter en bandoulière. Bilal m'avait repéré, arpentant les rues, arborant l’instrument. Il m’avait abordé, enchainé ses questions, les unes derrière les autres sans me laisser le temps de répondre: « Qu’est-ce que tu fais avec ce violon ? Tu joues quoi comme musique ? Qui t’as appris à jouer ? Ça fait combien de temps que tu joues ?». Le contact a tout de suite pris. Il m’a proposé de réparer l’instrument et c'est avec lui que j'ai appris à en jouer. J’ai suivi son cours au conservatoire. Rapidement il a prétendu que j’avais un don, de l’oreille, un truc à la Mozart. Mon violon est vite devenu ma passion. Le soir à l’invite des voisins, ma musique sonnait comme une prière.

 

Mais revenons à ce vendredi funeste de décembre. La pluie a cessé, le soleil commence à descendre, la lune esquisse un pas de deux. Nous nous installons au fond de la place, au pied de la mosquée, sous protection de notre Dieu salvateur. L’abondance pluvieuse a envahi le caniveau, formé un petit ruisseau tout autour du bâtiment, sorte de ru, profond d’une dizaine de centimètres qui se prête bien à la navigation de mon bateau-origami, si fragile. Avec délicatesse, je laisse filer mon frêle esquif sous les reflets de la pleine lune. Faudel traverse la rue pour rejoindre ses frères d’arme et me lance de son air autoritaire de grand frère: « J’vais faire un tour. Toi tu bouges pas d’là. Compris ! ». Absorbé par ma flottille, je m’égare sur la feuille de route de mon voyage onirique. Mon bateau se balance sous les étoiles.

Soudain, une déflagration, un souffle violent m’arrachent à mes pensées, propulsent mon corps contre le mur de béton de la mosquée. Aveuglé par un nuage épais de fumée nauséabonde, mi- abasourdi je tourne la tête d’un côté puis de l’autre. Malgré la chaleur un frisson me parcourt. Je tâte le sol, essaye de me lever. Mon pied droit est coincé sous une sorte de brique sans que je puisse le libérer. Saisi d’une terreur panique, je crie que quelqu’un me vienne en aide mais mes paroles se perdent dans le vacarme ambiant. La fumée évaporée, je plisse les yeux et je distingue des silhouettes qui s’agitent, des ombres comme des fantômes. Scénographie de la terreur. Des personnes titubent, certains hurlent, les yeux révulsés vers le ciel maudit, les visages torturés de douleur. Un homme finit par s’approcher. Je vois sa bouche s’agiter mais je ne peux l’entendre. Je n’entends plus rien du tout. En moi une seule voix résonne, celle de mon cœur qui bat. Je lui montre du doigt mon pied coincé. Il me dégage et me transporte dans la mosquée. Sorti du halo opaque je reconnais certains visages. Faudel me retrouve. Ses cheveux, son visage sont grisés par la poussière. Ses lèvres bougent, ses sourcils se froncent. Agité lui aussi, il se lève, s’accroupit et recommence plusieurs fois les mêmes mouvements, avant de me donner une tape légère sur l’épaule comme pour me réveiller. Je soutiens son regard, le suppliant de comprendre, à la vue de mes deux mains en coquille sur mes oreilles, que désormais un silence abyssal règne autour de moi et me coupe du monde. Je pense à une seule chose, retrouver mon archer. Je joins les mains en prière, je l’implore. Je lui désigne mon violon, mime l’archer. Il me prend dans ses bras, me serre fort puis me porte sur son dos jusqu’à la maison. Je lis dans ses yeux qu’il promet, il va le retrouver.

 

Rien n’est plus comme avant.

Mon univers est dévasté. Dans mes oreilles ça bourdonne, ça siffle, un brouhaha permanent me submerge. Dans ma tête ça résonne, ça claque comme une implosion. J’ai beau de mes deux mains appuyer fort sur mes tempes, les serrer, ça ne s’arrête pas. Je forme les mots, remue les lèvres mais aucun son ne sort. Je renonce à faire l’effort de parler. Je réalise le silence profond qui m’habite. Faudel me tend un papier : « T’inquiètes pas les médecins disent que c’est momentané, dû au traumatisme et à l’explosion. Tu vas retrouver ta super oreille et on pourra se parler. C’est une question de semaines. J’ai retrouvé ton archer il n’est pas cassé, juste tordu. Allez p’tit frère sois patient. »

 

Pendant plusieurs jours, je suis resté prostré, terrifié, refusant de sortir de ma chambre. Je ne voulais voir personne. Ma mère venait à chaque repas, s’assoir à côté de moi, me regardait manger, un sourire timide, les yeux humides. Faudel faisait une brève apparition, me griffonnait des mots de réconfort et d’encouragement. Père, chaque soir, venait déposer un baiser sur le front. Après une dizaine de jours, je finis par sortir de mon antre pour retrouver les miens. Le visage de ma mère s’éclaira, mon frère me sourit, mon père, le visage meurtri, se déroba à mon regard.

Je n’avais pas touché à mon violon depuis ce jour fatal. Bilal était revenu me voir. Il prit mon violon l’examina attentivement, ainsi que l’archer courbé. D’un signe il me fit comprendre qu’il allait m’en apporter un neuf. Chaque jour il passait, me tendait mon instrument, prenait le sien et d’un clin d’œil attendait que je prenne la bonne posture. Je refusai de jouer. Alors il entamait un morceau, me montrai les accords, le tempo. Je m’étais habitué au rythme quotidien de ses visites. Il interrompit ses visites pendant une semaine, un temps qui me parut très long. A la pensée que Bilal me lâche, le désespoir me clouait au lit, ma tête tambourinait, je frissonnai, je transpirais. Je finissais par sombrer dans une somnolence, chahutée par des déflagrations, des caniveaux envahis de bateaux de papier qui brûlaient et une grosse main qui tentait de les récupérer. Chaque nuit, je combattais le même cauchemar, où une tempête réduisait à néant ma flottille de papier mâché.

 

Puis Bilal revient un matin avec à la main un mot « Désolé. Je n’ai pas pu venir mais tout va bien maintenant. Je vais jouer le début de ta composition. ». Il me sourit, me tend mon violon et d’un signe m’invite à jouer .Je le prends délicatement comme si c’était la première fois. Mais le cœur n’y est pas. J’hésite et d’un mouvement de la tête, confus, je repose mon violon sur le lit. Je crains d’avoir tout perdu. D’un œil complice, Bilal insiste, me donne le bon tempo pour jouer notre morceau préféré, Le Printemps extrait du Concerto Les Quatre Saisons de Vivaldi. Je finis par me lever, retrouver la bonne posture. Mon archer ondule, mes doigts virevoltent. Je sens des vibrations frissonnantes prendre possession de moi. Les yeux fermés je guette, j’espère un son en stéréo, comme avant. Seule mon oreille gauche fonctionne. La colère surgit, me noue le ventre, je m’arrête net de jouer, jette mon violon au sol. Ma rage, longtemps coincée dans ma gorge, sort comme une tornade en un jaillissement de cris, de sanglots. Affolés, mon père, ma mère et Faudel, se tiennent dans l’embrasure de la porte. Père ramasse mon violon. Je suis suspendu à ses yeux humides qui me supplient de ne pas renoncer au don du ciel qui leur donne de la joie au milieu de cet enfer.

 

Rien n’est plus comme avant.

Il me faut plusieurs mois avant d’accepter de reprendre le chemin du conservatoire. Pour m’encourager, Bilal m’a apporté une revue sur Beethoven, le génie sourd. Chaque jour, je me mets en écoute extrême, concentré, à l’affût des micro-sons qui franchissent le mur de ma surdité. Ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus distincts. Bilal m’a apporté un casque qui me permet de mieux identifier les sons. Dans les eaux profondes de mes entrailles, j’entends le rythme, mon corps entier vibre aux ondulations de la musique. Je vécus ainsi durant plusieurs années. Au fil du temps je récupérai petit à petit mon audition. Une audition quasi complète à l’oreille gauche et trente pour cent à l’oreille droite. Au terme de six longues années je retrouvais ce que Bilal appelait « mon oreille absolue ». Il aime dire que cet accident est le point d’orgue de ma virtuosité.

Je réussis tous les concours du conservatoire national. Je commence à être reconnu pour mon répertoire éclectique et mes compostions unissant les rythmes de l’Orient avec ceux de l’Occident, un mix de classique, jazz et musiques orientales. Bilal m’a introduit dans l’orchestre multiculturel de Jérusalem. Nous sommes souvent sollicités pour animer les Bar- Mitzvah.

Aujourd’hui, je donne des concerts dans tout le pays et participe à plusieurs festivals internationaux. Bilal avait raison. Les évènements m’ont amené à développer mon univers musical intérieur, servir la musique avec maestria, sans jamais e résigner à quelconque maladresse. Ce mercredi 11 septembre 2001 est un grand jour. Je le vis comme une consécration de ma virtuosité. Je suis accueilli à l’aéroport John F. Kennedy par mon homologue de l’orchestre philharmonique de New-York. Je me dirige vers la septième avenue, au Carnegie Hall, où ce soir je donnerai un concert, en soliste accompli. En première partie les quatre saisons de Vivaldi suivi de ma composition « Périple d’un violon fracassé».         


LN


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